Ombrelles

Elles passent de l’ombre à la lumière

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l'inceste

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur le fléau de l’inceste

Mêlant sa parole à celle de quatre autres victimes, Emmanuelle Béart a coréalisé avec Anastasia Mikova Un silence si bruyant. Un film sensible incitant, en creux, l’État à agir face à un fléau dévastateur : celui de l’inceste. Le documentaire sortait en septembre dernier. 

Longtemps, Emmanuelle Béart « a hurlé dans le silence ». C’est par le prisme de ce documentaire que l’actrice et réalisatrice, aujourd’hui âgée de soixante ans, a choisi de révéler l’inceste qu’elle a subi de ses onze à ses quatorze ans (précisant que son agresseur n’était pas son père). Un silence si bruyant, le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l’inceste n’est autre qu‘une prise de parole puissante qu’elle fait résonner avec celle de quatre autres victimes. À ses côtés, trois femmes et un homme racontent leur enfance broyée par des violences sexuelles intrafamiliales.

Des paroles d’enfants inentendues

Dans un interview donné chez RTL en septembre dernier, Emmanuelle Béart parvient admirablement à trouver les mots justes pour exprimer l’indicible. En connaissance de cause donc, elle explique : « l’enfant victime parle avec d’autres mots ». Avec des symptômes, des comportements, chez le médecin, à l’école, etc. 

Elle explique, à l’époque, avoir souvent eu l’impression que les gens n’entendaient pas ce qu’elle disait, et surtout, que les gens oubliaient très vite ce qu’elle avait dit. En se confiant ainsi à la journaliste, la réalisatrice dénonce un véritable déni sociétal : « la réalité, c’est qu’à 14 ans, on a pas envie de donner des détails sexuels. Donc on dit d’autres choses, on reste flou, trop flous peut-être pour qu’ils impriment. »

Elle ajoute : « l’enfant se tait, ou l’enfant parle avec des mots qui semblent incommunicables et que les adultes n’entendent pas ». Pourtant, ce n’est pas parce que l’enfant victime de violences se tait qu’il ne comprend pas. Selon l’actrice et réalisatrice, il n’est pas tabou de le faire, mais bien tabou de le dire et de le penser. Et c’est cet espace de pensée collective sur un traumatisme collectif qu’elle et Anastasia Mikova ont voulu créer. 
Elle dénonce également cette injonction à parler, à prendre la parole. « Cette parole, il faut en faire quelque chose et agir dans un ordre chronologique. Si on ne sait pas quoi faire de cette parole d’un point de vue sociétal et judiciaire, on ne peut pas entraîner les gens à juste dire les choses. Il faut les protéger ». Emmanuelle Béart explique d’ailleurs n’avoir jamais porté plainte, n’ayant pas voulu prendre le risque qu’on lui dise un jour que ça n’a pas eu lieu.

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l'inceste
© HAUT ET COURT

Un système judiciaire ne protégeant pas assez les victimes 

Et force est de constater que pour le moment, le système judiciaire n’a pas l’air de protéger nos enfants. Pour une foule de raisons : un système trop lent, trop encombré, et une multitude de lois à changer. 

Aujourd’hui, la plupart des mères qui portent plainte sont soupçonnées d’aliénation parentale sur leur enfant. En d’autre termes, la Justice leur reproche d’avoir instrumentalisé leur enfant. Elles risquent donc des pénalités, des amendes, des peines de prison. La vérité est la suivante : en parlant, les victimes ou proches des victimes se retrouvent très vite sur le banc des accusés

Dans le documentaire Un silence si bruyant, le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l’inceste, parmi les autres, le témoignage de Sarah et de sa fille. La mère raconte : lorsque sa fille lui dévoue tout, elle entend. Elle porte plainte. Les spécialistes lui disent alors que la petite fille n’est pas en danger. 

Sarah se confie : « Moi, je pensais que c’était des professionnels qui me parlaient. Si ils me disaient que ma fille n’était pas en danger, qu’éventuellement ma fille inventait. Sous peine d’aller en prison et de payer une amende et de se voir retirer la garde de son enfant, elle a été obligée de remettre l’enfant ». Là où il faudrait, au minimum, suspendre l’autorité parentale le temps de la procédure.

Malheureusement, l’histoire de Sarah est l’histoire de centaines, milliers de femmes. À l’instar de Sophie Abida, par exemple, dont la garde des quatre enfants a été confiée à leur père, qui leur inflige des violences sexuelles et dont les preuves sonores, par exemple, existent. 

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l'inceste
© HAUT ET COURT

L’inceste, ou des conséquences traumatiques à vie

Touchante, Emmanuelle Béart revient sur son parcours épatant : « J’ai couru, couru très loin, très vite. Et puis je tombais, je tombais fréquemment ». Comme dans le film, elle cite ses innombrables nuits blanches, la prise de somnifères, les séquelles de toutes sortes. Des choses qui envahissent son quotidien et sa vie. Elle explique avoir cherché longtemps l’outil juste pour parler de ça. Elle l’a trouvé grâce à sa rencontre avec Anastasia Mukova, de laquelle est née la possibilité d’en faire ce documentaire.

Dans le rapport de la CIIVISE notamment (Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), de tristes conséquences sont citées : 

  • Des conduites à risque, des troubles psychiques et physiques : le psychotraumatisme 

Neuf victimes sur dix (89%) ont développé des troubles associés au psychotraumatisme ou trouble de stress post-traumatique (TSPT) : conduites à risque, troubles psychiques mais aussi physiques. 

En effet, les victimes rapportent l’adoption de conduites à risque (conduites addictives, expositions à des situations dangereuses, comportements agressifs envers soi-même / les autres…). Elles souffrent aussi de troubles psychiques (dépression, conduites suicidaires, troubles alimentaires, etc.) pouvant avoir de lourdes conséquences sur la santé physique

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l'inceste
© HAUT ET COURT
  • Les conséquences sur la vie affective et sexuelle 

Les violences ont également des conséquences importantes sur la vie affective et sexuelle des victimes. Pour un tiers d’entre elles, les violences sexuelles ont un impact négatif sur leur libido (34%). Pour un autre tiers des victimes, les violences sexuelles les ont conduites à renoncer à toute forme de vie sexuelle (31%). Enfin, les violences sexuelles subies dans l’enfance peuvent atteindre la vie sexuelle par le registre de l’hypersexualité. Cette dernière peut se manifester par la multiplication des partenaires voire des expériences à risque (36%). 

  • Un risque accru de subir à nouveau des violences 

Le fait d’avoir été victime de violences sexuelles dans son enfance augmente par deux le risque d’être victime de violences conjugales au cours de sa vie. En effet, 31% des femmes qui ont témoigné à la CIIVISE le sont ou l’ont été au cours de leur vie. 

Cette liste est bien évidemment non exhaustive. En somme, des vies en grande partie volées, hantées par le(s) traumatisme(s) subi(s) bien trop tôt – bien qu’ils ne soient tolérables à aucun âge. 

Des chiffres glaçants : « un massacre de masse systémique »

L’actrice-réalisatrice explique ne pas être fan des chiffres, ne pas vouloir devenir un tout. Pourtant, elle insiste : les chiffres actuels sont effarants et ne peuvent plus être ignorés

Pour rappel, en voici quelques-uns : chaque année, 160 000 enfants sont victimes de violences sexuelles. Toutes les trois minutes, un enfant est violé. Un français sur dix l’aurait vécu. Dans une classe de primaire, au moins deux ou trois élèves le subissent ou l’ont subi. Malgré tout cela, 70 % des plaintes sont classées sans suite.

Comment rester de marbre face à ce « massacre de masse systémique », comme l’a nommé récemment Arnaud Gallais, survivant, militant, écrivain et membre de la CIIVISE ?

Un silence si bruyant : le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l'inceste
© HAUT ET COURT

Un silence si bruyant, le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l’inceste : se battre encore, se battre toujours

En plus de trouver la force d’être douce malgré la dureté de ce qu’elle a vécu, Emmanuelle Béart n’a jamais baissé bras. Et en plus d’inciter l’Etat à agir et à protéger, elle encourage les victimes à se battre, encore et toujours : « Il faut avancer tous ensemble ».

Un silence si bruyant, le documentaire d’Emmanuelle Béart sur l’inceste mériterait un partenariat avec l’Éducation Nationale et ainsi passer dans les écoles, dans les collèges. Mais la grande actrice le rappelle : les gardiens du temple sont à tous les étages

Elle cite naturellement l’exemple des médecins. Si, alors qu’elle était encore une enfant, son médecin de famille lui avait expliqué pourquoi toutes ces cystites, si le directeur de l’école lui avait demandé pourquoi une telle violence ou un tel rejet, Emmanuelle Béart pense sincèrement qu’elle se serait confiée à un adulte capable d’entendre sa parole. 

Elle rappelle un constat à ne surtout pas omettre : aujourd’hui, si un médecin ayant reçu les confidences d’une victime parle, il risque concrètement d’être radié par l’ordre des médecins. Et selon elle, tout est comme cela : il faudrait s’attaquer à tout en même temps. 
Malheureusement, nous avons tous·tes des victimes dans notre entourage. Elles sont des survivante·s, pas des vivante·s. À la fin de cet entretien à RTL, Emmanuelle Béart demande très explicitement « à cette société et aux institutions de protéger les gens qui parleront ». Et avant de protéger, il faut croire. Tout commence là : « si un enfant parle et n’est pas cru, il risque de se taire à tout jamais », lance-t-elle.

Léa Daucourt

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